Les rapports des élites et du cordel dans l’Espagne du XVIIIe siècle : entre rejet et récupération



Céline Gilard

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Table des matières





















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Dès le début du XVIIe siècle, la littérature de cordel a cessé d’être en odeur de sainteté auprès des élites espagnoles. Très tôt, on lui reproche son immoralité, sa superstition, son mauvais goût – qui ne sont pourtant que le versant populaire de l’âme baroque. Le poète et dramaturge Lope de Vega considère les diffuseurs du cordel comme des êtres néfastes à la société.[1]   Nicolas Fernandez de Moratin fait à plusieurs reprises allusion, dans ses Orígenes del teatro español, à la « dépravation » et la « corruption » du goût populaire présent dans la littérature de cordel et fait parallèlement l’éloge de la poésie lyrique, « no sujeta a la censura de la plebe ». Enfin, le poète « ilustrado » Meléndez Valdés, procureur du conseil de Castille estime, à la fin du XVIIIe siècle, que le romance en pliego de cordel offense fréquemment Dieu, la Loi ou la morale, parfois même les trois à la fois car il n’est « qu’exploits de hors-la-loi, superstitions, obscénités ».[2]

Cependant, le pouvoir royal et les élites entretiennent un rapport ambigu avec le cordel poétique, d’autant plus que celui-ci est consommé et diffusé au même titre que d’autres feuilles volantes : les gazettes, prototype de la presse périodique, et les relaciones de sucesos, publications ponctuelles sur des événements donnés. On voit dans ce support de diffusion tantôt un outil précieux de propagande et de contrôle populaire, tantôt une production incontrôlable, autonome, qui répand une idéologie douteuse. C’est pourquoi le pouvoir tâchera à plusieurs reprises non de le faire disparaître, mais de le contrôler et de le récupérer ; d’en faire un vecteur de propagande monarchique et un instrument d’éducation populaire ; d’essayer, par son truchement, de corriger les « vices » et le « mauvais goût » dont il est habituellement le vecteur.

C’est une de ces tentatives que nous nous proposons d’étudier ici, à travers le cas d’une série de romances en pliegos de cordel publiés en 1770, avec privilège, chez l’imprimeur madrilène Antonio Marín. Ces récits anonymes, qui attestent de l’attitude ambiguë du pouvoir et des élites à l’égard de cette littérature de consommation populaire, furent sans doute composés par un poète érudit proche du pouvoir. De plus, l’imprimeur Antonio Marín était très certainement lui-même proche du pouvoir ; une autre de ses publications datée de 1749, intitulée Relacion historica del viage a la América meridional,[3] le laisse supposer : il s’agit d’un ouvrage de très grand luxe qui relate une expédition officielle et dut exiger des moyens et des frais considérables pour l’époque.

Contrairement à la plupart des pliegos de cordel, cet ensemble de sept textes ne se pare pas des attributs de la nouveauté, vraie ou fausse, pour satisfaire la curiosité du public ; ils ne flattent pas non plus ses peurs, ses croyances ni ses convictions car leur finalité n’est pas commerciale. Ils ont au contraire des visées pédagogiques : d’une part ils élaborent à l’intention des couches populaires une histoire officielle destinée à renforcer la légitimité de la dynastie régnante des Bourbons d’Espagne et d’autre part, ils exaltent tout à la fois le patriotisme et le métier de soldat. En effet, leur date de publication correspond à l’époque où Charles III entreprend de moderniser l’armée espagnole et d’en faire une armée nationale disciplinée.

Cinq textes sur huit relatent des épisodes glorieux de la Guerre de Succession d’Espagne (1702-1714) ; des batailles dont sortit vainqueur Philippe V, fondateur de la dynastie des Bourbons d’Espagne, face au prétendant autrichien au trône d’Espagne, l’archiduc Charles, et à ses alliés. Les faits évoqués sont l’échec de deux offensives alliées contre les Bourbons, en 1702 à Cadix et à Crémone en 1703, et trois victoires des troupes de Philippe V : la bataille d’Almansa en 1707 qui permit à Philippe V de reprendre le royaume de Valence et les batailles décisives de Brihuega et Villaviciosa en 1710. Ces victoires suscitèrent alors parmi les Espagnols une immense fierté patriotique car elles furent remportées pratiquement sans l’aide de troupes françaises, bien que le duc de Vendôme fût le général en chef des armées.

Contrairement aux pliegos imprimés durant la Guerre de Succession, aucun de ces récits n’évoque la haine opposant les deux camps en présence ni ne ravive l’exaltation polémique qui caractérise la production de la Guerre de Succession. Au contraire, usant du ton épico-lyrique, ils ancrent les événements – et par conséquent la dynastie bourbonienne – dans un passé glorieux apparenté à un temps des origines. Ainsi, le romance de la bataille de Villaviciosa commence comme un poème pastoral car la relation des événements proprement dite n’est que mise en abyme, racontée par deux bergers qui, évoquant l’univers de Virgile et l’âge d’or de l’Arcadie heureuse, contemplent une stèle où est gravé le récit de la bataille d’Almansa. Cet enchâssement et son cadre narratif confèrent à la victoire du Bourbon le statut de mythe fondateur de l’Espagne.[4]

C’est qu’au-delà de l’évocation patriotique du conflit successoral qui fit de l’Espagne, pendant quelques années, un royaume bicéphale, ces textes se veulent didactiques (surtout les derniers de la série) et proposent au public de nouveaux modèles sociaux et moraux afin de susciter les vocations militaires. L’un figure une polémique entre un vieux sergent et un jeune soldat — un conscrit — qui regrette d’avoir abandonné son champ pour s’engager dans l’armée. Ce thème le rapproche du romance historique sur la bataille de Crémone et de celui sur la bataille de Brihuega, lesquels vantent également la condition du soldat, supérieure à celle du paysan et du berger. Au cours du débat avec la jeune recrue, le vieux sergent développe une argumentation complète, depuis les raisons les plus prosaïques jusqu’aux plus nobles de s’engager dans l’armée. Il souligne d’abord les avantages matériels de la condition militaire ; au dur labeur des paysans, il oppose l’agrément de la vie du soldat, nourri, logé et vêtu. Ensuite viennent les avantages sociaux : le paysan est méprisé de tous ; le soldat admiré pour sa bravoure et sa noble mission. Il est d’ailleurs très intéressant de souligner le souci d’ascension sociale, présent dans ce pliego, révélateur d’un état intermédiaire de l’organisation sociale au XVIIIe siècle, entre classes et ordres. Le texte met en regard deux voies d’ascension sociale pour le paysan : l’une civile, l’autre militaire. La première (l’anoblissement grâce à l’argent ou aux services rendus) est pénible et incertaine :

Pero finalmente, demos
que por sus riquezas llegue
à hacerse hidalgo; ¿qué aprecio
de un hidalgo de una Aldéa
en nuestra Corte se ha hecho?
¿Acaso en el Real Palacio
logrará entrada, ni asiento
le dará en su Gabinete
Grande, ó Ministro extrangero?[5]

La carrière militaire semble au contraire conduire celui qui l’emprunte vers les plus hautes sphères du pouvoir, dans une ascension fulgurante. Pour appuyer cet argument, le poète recourt à une métaphore filée détournant le mythe d’Icare :

Siempre que no se abandona,
voluntariamente ciego,
à las demencias de Baco,
ni à los placeres de Venus,
y à sus Cabos obedezca
con el debido respeto,
à la cumbre del honor
ascenderá sin tropiezo,
y subirá sin trabajo:
y el que ayer era en su Pueblo
un Labrador abatido,
sin honra, ni valimiento,
mañana es Cabo de Esquadra,
otro dia yá es Sargento,
y otro dia Sub-Teniente;
y poco à poco subiendo
por sus grados, se avecina
en las alas de su empléo,
sin el riesgo de atrevido,
ni temor de escarmiento,
à agotar del Sol los rayos;
digo, à beber los alientos
de su mismo Soberano.[6]

Le romance sur la bataille de Crémone détourne quant à lui les motifs rebattus de la pastorale et du poème bucolique. Il présente la confrontation amoureuse d’un berger et d’une bergère. La belle Lisi, incarnation rustique de Diane chasseresse, repousse l’amour d’Anfriso et des autres bergers mais son insensibilité et son dédain s’expliquent… par son désir d’épouser un soldat ! Faisant écho au vieux sergent du romance précédemment cité, la jeune bergère célèbre la condition militaire et ses opportunités :

Si quisieres conquistar
de mi pecho la entereza,
con el acero ha de ser,
que es de bronce, no de cera.
Hablarte quiero mas claro,
para que mejor me entiendas:
sál de esta esfera infelice,
y asciende a mejor esfera.
La fortuna à fuer de Dama
de desdeñosa se precia,
y solo a los atrevidos
sus favores se franquéan.
Dexa de seguir las bacas
por esta verde ribera;
procura seguir las Armas
por la campaña sangrienta:
que si por tu valor subes
à puesto que te ennoblezca
tu amor en mi corazon
abrirá entonces brecha.[7]

Elle vient ainsi compléter l’argumentation du vieux sergent : la gloire apporte aussi l’amour.

Citons enfin, dans cette catégorie, le romance sur la bataille de Brihuega. Il est relaté à la première personne par un vieux soldat né à Brihuega même. Il débute par une longue introduction sur la jeunesse du narrateur qui, à première vue, paraît être une digression maladroite retardant inutilement l’histoire de la bataille. En réalité, elle contribue à l’unité de la série car le narrateur raconte son impatience de jeune berger las de sa profession sans gloire. La Guerre de Succession, à laquelle il prend part dans les rangs de Philippe V, lui apparaît comme une délivrance :

En tan oscuro destino
el corazon respiraba
un mal entendido aliento,
una altivéz bien estraña
de mi abatida fortuna,
y mi suerte desgraciada.
Con esta inquietud vivía,
siempre tendiendo las alas
el corazon ázia donde
mis pensamientos volaban.
Trocar al fin determino
el monte por la campaña,
por el fusil el cayado,
y el ganado por las armas.
Sigo las del Animoso
Felipe, gloriosa Rama
del Tronco de los Borbones […][8]

Ces textes titillent la fibre patriotique afin d’encourager les vocations militaires à l’heure où Charles III entreprend de moderniser l’armée espagnole et d’en faire une armée nationale disciplinée. En 1768, une série d’ordonnances royales fixent les cadres non seulement de la formation militaire dans les divers corps, mais aussi de la formation morale de l’armée destinée à inculquer aux troupes certaines valeurs : l’obéissance et la discipline, le sacrifice, le sens du service… Le souci de la discipline de l’armée est bel et bien présent dans plusieurs des romances. Le récit de la bataille de Villaviciosa fait d’abord l’éloge du talent militaire des trois généraux de Philippe V, le duc de Vendôme, le comte d’Aguilar et le comte de las Torres, ainsi que de la stratégie qu’ils développent :

Y el centro de donde penden
del Exercito las fuerzas,
ó yá acometa, ó yá espere,
llevó el Conde de las Torres,
gran Soldado, en quien se advierten,
amistosamente unidos,
lo atrevido, y lo prudente.
En dos lineas bien dispuestas,
la Artillería se estiende,
para que asi nuestras Tropas
estén a cubierto siempre,
de los estragos de Marte,
y los golpes de la suerte.[9]

À cette stratégie bien ordonnée, le poète oppose l’indiscipline des troupes de Starhemberg, général en chef de l’armée alliée, qui le mènera à la défaite :

¡ Quántas veces, quántas veces,
roto el freno del respeto
à los Militares Gefes,
à un valor mal aplicado,
à un ardimiento imprudente,
yá una ocasion le malogra,
yá le postra un accidente!
No porque fuerte resiste,
no porque osado acomete
el Soldado, es buen Soldado,
sí solo porque obedece,
acometiendo atrevido,
ó resistiendo valiente.[10]

On remarquera également qu’il n’évoque pas le colonel José Vallejo, pourtant célébré jusqu’à l’idolâtrie par le cordel de la Guerre de Succession. En août 1710, avant de quitter Madrid devant l’avancée des troupes alliées, Philippe V avait chargé cet obscur officier qui portait le grade de lieutenant-colonel d’une mission de surveillance. Vallejo, à la tête de huit cents cavaliers, mena une véritable guerre de guérilla, harcelant l’ennemi aux alentours de la capitale et tâchant d’empêcher son approvisionnement ; quelques mois plus tard, lors de la bataille de Villaviciosa, il prit à revers l’armée de Starhemberg et fit trois mille prisonniers. Mais le génie tactique et les initiatives heureuses de l’officier de Philippe V ne vont guère dans le sens du poète, qui est de démontrer la nécessité d’une discipline et d’une obéissance strictes au sein d’une armée régulière.

Enfin, le dernier romance est un texte réflexif puisque, tout en proposant au public une série de modèles héroïques, historiques ceux-ci, il traite de la littérature de cordel elle-même. Son titre, Romance, en el que se abomina el uso de las jácaras, est explicite. Les jácaras sont des romances en pliego de cordel relatant à l’origine des histoires de jaques, personnages forts en gueule qui appartiennent à la pègre, puis de guapos, héros-type du cordel au XVIIIe siècle. Le guapo, hâbleur et téméraire, s’adonnant la plupart du temps à la contrebande et au banditisme, est une figure héroïque de la transgression (c’est d’ailleurs parce qu’il reçoit un traitement héroïque qu’il est transgresseur). Le protagoniste de ce romance — encore un vieux sergent, qui fait écho à celui de la polémique avec le jeune soldat — fustige l’immoralité du cordel pour le choix de ses héros :

¿Es posible que teniendo
tan grandes Heroes España,
cuyas glorias, cuyos triunfos
fatigan tanto à la fama
sus clarines, que aun los rompen
por lo mucho que se inflaman,
en el obscuro sepulcro
del olvido, sus hazañas
han de estar para nosotros,
ó escondidas, ó ignoradas,
y solo en nuestros cantares
ha de sonar celebrada
la memoria siempre infame
de unas furias, que desata
de tiempo en tiempo el abysmo,
monstruos de las especie humana,
que abortó una educacion
mal regida, o descuidada?
De un Francisco Estevan digo,
de un Bartholomé de Camas,
de un Don Agustín Florencio,
y de otros, cuyas hazañas
fueron muertes alevosas,
robos de grande importancia,
fraudes à la Real Hacienda,
desafios, y otras varias
acciones escandalosas,
que porque el pudor lo manda,
en el silencio se esconden.[11]

Le poète est un homme des Lumières et manifeste un souci bien de son temps pour l’éducation morale du peuple, qu’il faut détourner de ses mauvais penchants et de ses mauvais modèles. Le manque d’éducation explique d’ailleurs, selon lui, l’égoïsme et les actes criminels des guapos. Il condamne leur audace parce qu’elle ne sert pas une cause nationale dépassant l’individu, mais ce que l’on appellerait aujourd’hui leur ego :

el desperdiciado aliento,
la fatiga malograda,
no honran, sino envilecen;
no ennoblecen, sino infaman.
Solo la virtud es digna
de premios y alabranzas.
La vida no ha de exponerse
à la muerte voluntaria,
sino solo por la Fé,
por el Rey, y por la Patria.[12]

Il leur oppose, par le truchement du vieux sergent, des personnages historiques : des conquistadors présentés comme des milites Christi (Colomb, Cortés, Pizarre…) puis des chefs militaires de l’époque des Habsbourg (le marquis de Spinola, le duc d’Albe…) et de Philippe V (Vallejo, Bracamonte, enfin mentionnés), jusqu’à l’évocation de Charles III, souverain régnant. Ainsi, le modèle militaire est récurrent et ce texte, a priori différent des autres puisqu’il traite de littérature, s’intègre finalement à l’ensemble cohérent qu’ils forment. Ils révèlent l’importance que les hommes des Lumières accordaient au cordel, qu’ils jugeaient être la cause de la mauvaise éducation du peuple, de son égoïsme ou du moins de la difficulté de l’encadrer : ce que reproche le poète aux guapos, c’est au fond de n’avoir pas d’autre fin qu’eux-mêmes et leur propre gloire, ce qui les rend incontrôlables.

Ainsi, les sept textes sont tous liés entre eux par l’exaltation du modèle militaire, fondé sur le patriotisme et la discipline. La polémique entre le soldat et le sergent affirme d’ailleurs l’idée, nouvelle dans le cordel, que ce ne sont pas forcément les exploits mais le service qui fait la gloire du soldat, ce qui les relie aux ordonnances royales de 1768. Outre la volonté de susciter des vocations militaires, on y sent le souhait de préparer moralement les futurs soldats.

Plus généralement, le poète tâche de générer chez le public une sorte de patriotisme que nous pourrions qualifier de citoyen ; un sentiment de fierté nationale, le respect des institutions et du pouvoir monarchique bourbonien. En effet, à travers les récits de la Guerre de Succession, la gloire de la patrie et le pouvoir des Bourbons s’enracinent dans l’illo tempore du mythe. Si les Habsbourg sont associés à la grandeur de l’Espagne impériale et catholique, les Bourbons sont eux aussi liés à la grandeur d’une Espagne uniformément héroïque. Mais cet héroïsme repose désormais sur la discipline et le patriotisme plus que sur la défense de la foi catholique.

Cet effort didactique va s’appuyer sur une esthétique et un imaginaire néoclassiques, fort peu courants dans le cordel. En effet, jusqu’à la fin du XIXe siècle, les pliegos demeurent imperméables aux idéaux et aux goûts néoclassiques de raison et d’harmonie et se caractérisent par la persistance de traits baroques : exubérance, démesure, surenchère ; obsession du bien et du mal qui fusionnent dans la figure ambiguë du guapo ; superstition, omniprésence du surnaturel…

Le motif du paysan ou du berger qui devient soldat ou plus largement le voisinage des mondes pastoral et guerrier traverse la série. Bien qu’a priori secondaire, il est présent dans presque tous les récits, déterminant leur thème central ou leur donnant leur cadre narratif. Il est au centre de la polémique entre le vieux sergent et la jeune recrue ; c’est aussi l’un des thèmes principaux du romance de la bataille de Crémone. Enfin, il sert de cadre au récit de la bataille d’Almansa, mis en abyme sur une stèle, et à celui de la bataille de Brihuega, narrée par le vieux soldat retiré dans ce même lieu, où il fut berger. Bien que le cadre soit secondaire, il oriente la réception du récit principal, établit un lien entre les divers textes et construit un univers imaginaire et idéologique.

La condition de laboureur ou de berger est inférieure à celle du soldat ; cependant l’univers urbain est absent de cet ensemble de textes, peuplé uniquement de paysans-soldats. D’une part, il propose un idéal de discipline et de patriotisme en glorifiant le métier des armes, d’autre part il crée un univers austère et vertueux dont les piliers sont la bravoure, la simplicité rustique, les institutions et la patrie. La réunion de ces éléments est systématique ; seul le romance sur la bataille de Villaviciosa y échappe dans la mesure où il est dépourvu de personnage narrateur : on n’y voit ni berger ni paysan. Néanmoins le cadre rustique et bucolique de la bataille est mis en valeur par la plume du poète :

Villaviciosa lo cuente,
cuyos peñascosos campos,
que dilatados se estienden,
fueron funesto Theatro,
en que la sangrienta muerte
representó sus tragedias
en escenas diferentes.
Un mal empinado cerro,
aunque ambicioso pretende
de todo aquel Orizonte
ser muda atalaya verde,
fue el puesto mas ventajoso […][13]

La nature, le paysage lui-même deviennent guerriers, incarnant la bravoure intrinsèque de ses habitants, affirmée au début du romance :

Valerosos Españoles,
en cuyas Augustas sienes,
aun mejor que en las de Dafne,
se vinculan los laureles,
cuyas gloriosas hazañas
aunque à la embidia pese,
publíca à voces la fama […][14]

Le narrateur du romance contre les jácaras est un sergent, mais ses attributs font de lui un vieux berger, sorte d’Homère des temps modernes : lors d’une halte en pleine nature, au bord d’un ruisseau, il saisit une guitare rustique pour chanter à ses soldats le mérite des héros nationaux :

Escuchad de un pobre viejo,
que à la experiencia, y las canas
debió nobles desengaños,
de la prudencia dictadas
muchas razones, que en pocas
bien formadas consonancias,
poderosamente os muevan,
pues dulcemente os alhagan.
Asi dixo, y aplicando
su diestra à las bien templadas
cuerdas de un sonóro tiple,
de esta manera les canta.[15]

Enfin, c’est en pleine nature que les deux bergers contemplent le récit glorieux d’Almansa, gravé dans le paysage. Ce motif n’est pas sans rappeler un romance écrit au XVIe siècle par Lorenzo Sepúlveda, qui figure dans l’anthologie de romances d’Agustín Durán. Il relate l’arrivée de César en Espagne, où celui-ci découvre des sculptures en ruine à la gloire d’Hercule et d’Alexandre :

Esculpidas allí estaban
imágenes de alta guisa,
entre las cuales estaba
la de Alejandro, muy rica,
contrahecha al natural,
como si estuviera viva;
la cual miró Julio César,
y d’esta suerte decía:
- Siendo de cuerpo pequeño,
y tan feo en demasia,
has hecho tales hazañas
que todo el mundo temia;
pues yo, siendo tan hermoso
y de mas alta medida,
¿por qué no te imitaré
en hechos y valentía?[16]

C’est encore au milieu de l’univers intemporel de la pastorale que le berger Anfriso comprend la nécessité de s’engager dans les troupes de Philippe V pour conquérir le cœur de Lisi.

Tous ces motifs placent l’histoire récente hors du temps, dans un cadre porteur de connotations qui renvoient à l’Antiquité telle que l’idéalise le goût néoclassique à travers ses représentations de la Rome républicaine, largement présente dans la peinture à la suite de Jacques-Louis David. La figure idéale de ces pliegos peut rappeler Cincinnatus, patricien romain légendaire connu pour l’austérité de ses mœurs, qui n’abandonne la charrue que pour aller défendre Rome contre l’envahisseur. Il est l’incarnation parfaite du soldat paysan patriote, désintéressé et glorieux et le peintre espagnol Juan Antonio Ribera, élève de David, en fera le sujet d’un de ses plus célèbres tableaux. L’auteur de notre série de pliegos plaque cet imaginaire néoclassique sur sa représentation de l’histoire récente : les premiers temps de la dynastie des Bourbons deviennent une espèce d’illo tempore historico-mythique, ce qui relie le règne de Charles III, despote éclairé, à la Rome des origines.

C’est sous le règne de Charles III que se construit en Espagne l’idéal de perfection politique des Lumières, ainsi que la volonté d’étendre aux divers secteurs le contrôle de l’Etat. Le modèle néoclassique tente de s’infiltrer dans le cordel — bastion de l’esthétique et de l’esprit baroques qui accueillera sans heurt la sensibilité romantique au siècle suivant —, en valorisant la figure du paysan soldat, en essayant de susciter un élan patriotique fondé sur le dévouement à la Nation, la vertu et l’austérité des mœurs. Pour lier de façon glorieuse son sort à celui de sa patrie, l’homme du peuple doit renoncer à ses atavismes, qu’il s’agisse des bassesses de la vie paysanne ou de son goût des romances de guapos en pliegos de cordel… Cet essai de récupération d’un genre au détriment de ses propres canons et de son univers habituel n’eut cependant guère de succès, si nous nous fions à la grande rareté de ces pièces, alors que les archives et les bibliothèques regorgent d’exemplaires nombreux et tardifs des récits les plus célèbres du cordel, réédités depuis leur création jusqu’à la fin du XIXe siècle, époque à laquelle le genre commença à décliner en Espagne au profit de nouveaux médias.











Notas

[1]. M C. García de Enterría, Sociedad y poesía de cordel en el Barroco, Madrid, Taurus, 1973, p. 120.

[2]. L. Domergue, La censure des livres en Espagne à la fin de l’Ancien Régime, Madrid, Bibliothèque de la Casa de Velázquez, 1996, p. 189.

[3]. J. J. A. de Ulloa, Relacion historica del viage a la América Meridional, Valencia, Antonio Marín, 1749. Il s’agit d’une publication officielle ; l’expédition relatée, des années 1735-1740, avait été voulue par Philippe V, en liaison avec l’Académie des Sciences de Paris (c’est d’ailleurs le même voyage que celui de La Condamine). Quelques années plus tard, le récit de cette expédition fut publié par les soins de Ferdinand VI.

[4]. Anónimo, Romance, en que se refiere la celebrada batalla de Almansa, que ganaron los Españoles, y Franceses contra el Exercito Austriaco en 25 de Abril de 1708 [sic]. Madrid, Antonio Marín impr., 1770, Valence, Biblioteca Serrano y Morales, Archivo Histórico Municipal (AHM), Palais Cerbelló, n° 2-414.

[5]. Anónimo, Romance, que contiene un coloquio entre un Sargento, y un Recluta, sobre las ventajas que hace la vida del Soldado à la del Labrador. Madrid, Antonio Marín impr., 1770, Valence, AHM, n° 2-411.

[6]. Ibidem.

[7]. Anónimo, Romance. Los Amores de Lisi, y Anfriso, y sorpresa de Cremona en la Italia, vanamente intentada por el Principe Eugenio de Saboya, que mandaba en Gefe las Tropas Alemanas en 1703. Parte Primera. Madrid, Antonio Marín impr., AHM, n° 2-415.

[8]. Anónimo, Romance en que se refiere el sangriento ataque de Brihuega por las Armas del Rey Catholico en 9 de Diciembre de 1710. Madrid, Antonio Marín impr., AHM, n° 2-413.

[9]. Anónimo, Romance en que se refiere la memorable victoria de las Armas del Rey Catholico, contra las de Alemania, y sus auxiliares en los Campos de Villaviciosa en 10 de Diciembre de 1710. Madrid, Antonio Marín impr., AHM, n° 2-412.

[10]. Ibidem.

[11]. Anónimo, Romance, en el que se abomina el uso de las jacaras, y otros romances de igual calibre, como perniciosos à la Juventud. Madrid, Antonio Marín impr., AHM, n° 2-409.

[12]. Ibidem.

[13]. Anónimo, Romance en que se refiere la memorable victoria…, op. cit.

[14]. Ibidem.

[15]. Anónimo, Romance en el que se abomina…, op. cit.

[16]. L. Sepúlveda, « Hércules el esforzado », in: Augustín Durán, Agustín, Romancero general o colección de romances castellanos anteriores al siglo XVIII, t. I, Madrid, Atlas, 1945, col. BAE, vol. X, n° 456, p. 301.