Filiations divergentes :
critique génétique et critique textuelle


Daniel Ferrer

____________________________  



Table des matières









































Haut de page

 




















Haut de la page




Le travail du généticien penché sur ses brouillons peut paraître semblable à celui du philologue qui se sert des manuscrits pour établir un texte. Il est vrai que l’un et l’autre s’intéressent à des filiations. Mais les deux perspectives n’en sont pas moins fondamentalement différentes – ce qui ne signifie pas qu’elles soient mutuellement exclusives. Pour dire les choses en un mot et pour simplifier à l’extrême, (1) l’une et l’autre s’intéressent aux filiations du texte, mais pour des raisons opposées : la critique textuelle s’intéresse à la répétition du texte, tandis que la critique génétique s’intéresse au processus de création, c’est-à-dire à l’invention ; l’une vise à établir le texte alors que l’autre a plutôt pour effet de le déstabiliser, au point qu’un des articles les plus célèbres de Louis Hay (le père de la critique génétique) s’intitule : « Le texte n’existe pas », (2) proposition qui a pour effet de mettre en colère les philologues, même les plus progressistes.

Il faut rappeler que le but de la critique textuelle est la constitutio textus, mieux dite restitutio, parce qu’elle est toujours re-constitution, retour à la forme ancienne, remontée vers l’origine. Cette tentative butte sur une impossibilité qui est en même temps sa raison d’être : l’origine est toujours perdue, pervertie par les corruptions, il est donc impossible de la répéter simplement. Plus grave encore, il apparaît que la corruption est inhérente à la répétition – comme le péché est inhérent à la reproduction humaine pour certaines religions.

La première étape de la reconstitution philologique est la recensio, recension et classification des témoins, c’est-à-dire des exemplaires existants, dans la mesure où ils divergent entre eux. Or c’est en pratique toujours le cas. On constate même que la définition de l’archétype, ce texte virtuel qui est la source de toute la tradition existante et l’objet de la reconstitution, implique qu’il se distingue de l’original par des erreurs et des lacunes. La philologie a très tôt mis en évidence le fait que toute copie était défectueuse. Chaque duplication introduit de nouvelles erreurs. La répétition met en échec la répétition. Il n’est donc pas étonnant que les textes antiques ou bibliques qui nous sont parvenus à travers une longue chaîne de copies successives soient profondément « corrompus » – abâtardis pour rester dans l’image de la filiation.

A partir de cette constatation (l’inéluctabilité de l’erreur), la critique textuelle va se pencher avec la plus grande attention sur ces échecs de la répétition qui font obstacle à la remontée vers les origines, et mettre au point une véritable science de l’erreur, de plus en plus sophistiquée. Cet intérêt pour l’erreur devient une véritable fascination, au point que certains philologues finissent par parler des textes comme de simples « supports de faute ».

Si l’erreur peut être objet d’une science, c’est bien sûr dans la mesure où elle ne reste pas météorique, hapax irréductible, et s’inscrit dans un processus de répétition – mais la philologie va plus loin et découvre que la répétition est au principe même de l’erreur, à tous les niveaux d’analyse : « saut du même au même », dittographies, lectio facilior (c’est-à-dire répétition paresseuse d’une norme)... Surtout elle découvre ou postule que les erreurs perdurent en persistant de copie en copie (répétition des échecs de la répétition), ce qui permet d’établir la filiation des exemplaires et de tracer le chemin d’une remontée à la source (paradoxe qui a frappé les philologues eux-mêmes : seules les « mauvaises leçons » permettent de définir les bonnes). La critique textuelle va donc entreprendre de mettre en oeuvre un jeu complexe entre répétitions corruptrices et répétitions salutaires, faisant jouer l’un contre l’autre des principes apparemment contradictoires (unicité de la leçon authentique vs. eliminatio lectionum singularium ; lectio difficilior vs. usus scribendi...)  mais qui concourent tous à la plus grande gloire d’une répétition d’ordre supérieure. (3)

Le fondement de toute cette subtile dialectique est un phénomène d’une robuste simplicité : l’ordre implicite de répétition qui accompagne chaque texte, ou, si l’on poursuit la métaphore de la filiation, la reproduction qui est programmée dans l’ADN du texte. Pour formuler lourdement une évidence sur laquelle on ne prend jamais la peine de s’arrêter tellement elle est familière, on peut dire que chaque texte comporte, parallèlement à sa valeur sémantique propre, un « couche pragmatique », une programmation implicite qui enjoint la répétition, et plus précisément l’exactitude de la répétition. Dans son analyse du mode d’existence des différentes formes artistiques, Nelson Goodman distingue, parmi les arts allographes, le texte littéraire de la partition musicale, dans la mesure où l’oeuvre musicale est constituée par l’exécution, au moins virtuelle, de la partition et non par la partition elle-même, alors que le texte ignore une telle séparation. (4) Pourtant, on pourrait dire que le texte écrit comporte bien, comme la partition, une dimension prescriptive, même si elle se réduit à un commandement unique qui serait ce répétez. De même que l’œuvre musicale n’existe qu’à partir du moment où les prescriptions de la partition sont exécutées, le texte n’existe, ou du moins ne subsiste, qu’à la condition que soit respecté cet ordre de répétition.

Il arrive que cet ordre prenne une forme explicite : c’est l’imprimatur de l’Église, ou encore l’« autorisation de reproduction » de la thèse (éventuellement après corrections), élément capital de la collation du grade de docteur; dans la pratique éditoriale moderne, c’est le rôle joué par le « bon à tirer » et la signature qui le valide. Cette injonction explicite s’incarne, sous une forme hypertrophiée (mais avec un effet différé qui en modifie profondément la portée) dans la batterie de contrats notariés, de testaments et de codicilles qu’avait élaborés Châteaubriand pour s’assurer de la transmission fidèle des Mémoires d’Outre-Tombe, ou dans les huit testaments dont Stendhal accompagne le manuscrit de la Vie de Henri Brulard. On peut citer encore la suscription que Rousseau ajouta à ses Dialogues, avant d’aller les déposer sur l’autel de Notre-Dame, demandant à la Providence qu’elle fasse « tomber [son texte] en des mains jeunes et fidèles, qui le transmettent exempt de fraude à une meilleure génération » ; ou les célèbres menaces de Chaucer adressées à son scribe Adam sous la forme d’un poème lui enjoignant la fidélité de copie sous peine de terribles malédictions. Ce ne sont que des concrétisations redondantes de l’acte de langage analogue performé par tout texte.

Cet impératif se laisse peut-être plus facilement saisir sous sa forme négative : on songe là aussi à Rousseau et au véritable bon à tirer négatif que constitue la Déclaration relative à différentes réimpressions de ses ouvrages, désavouant « tous les livres anciens ou nouveaux, qu’on imprime et imprimera désormais sous son nom » ; aux testaments de Mallarmé, de Kafka, ou de Saint-John-Perse relatifs à leurs manuscrits inédits ; mais aussi plus simplement au deleatur des épreuves d’imprimerie, ou même à la banale rature. Quiconque a essayé de faire imprimer un mot sous rature, comme c’était la mode dans les années soixante-dix (et comme cela le redevient dans une toute autre perspective grâce à la critique génétique), sait de quelles précautions il faut s’entourer, de quelles adjonctions étagées de métalangage il faut accompagner son manuscrit pour annuler l’annulation du texte que constitue la rature pour l’imprimeur, ou plus exactement pour annuler l’annulation explicitée par la rature de l’ordre implicite de répéter... Quand on édite des brouillons, et donc qu’on reproduit des ratures, on fait surgir un conflit entre deux injonctions opposées, deux ordres antagonistes de répétition.

Ce n’est pas un hasard si la rature, par opposition aux diverses formes d’effacement et de grattage, fait pour l’essentiel son apparition dans les textes du notariat italien du treizième siècle et plus précisément dans les brouillons, conservés pour mémoire, des actes juridiques. Elle correspond en effet à une dissociation de la valeur performative (annulée) et du contenu informationnel (qui subsiste sous barrure). On peut également se référer à la pratique d’écrivains tels que Flaubert ou Joyce qui ont l’habitude de rayer leurs brouillons une fois qu’ils en ont intégré le contenu à l’étape suivante de leur rédaction : cette barrure ne représente nullement un désaveu, mais une annulation explicite de l’ordre implicite de répétition (puisque cet ordre a déjà été exécuté).

On s’attardera quelque peu sur le cas vertigineux d’une gravure de Picasso – une gravure pas comme les autres, puisqu’elle est aussi un brouillon, le brouillon de deux poèmes. (5) En effet, toutes les caractéristiques d’un brouillon sont présentes, écriture rapide, difficilement lisible, insertions interlinéaires, lourdes ratures, taches, essais de plume, gribouillis marginaux, quelque peu hypertrophiés peut-être par rapport à la moyenne des écrivains, mais on a vu pire (Pouchkine, Beckett…). Il y a même les dates de composition de chacun des poèmes… Mais il s’agit bien d’une gravure, ce qui n’est pas sans poser des problèmes concernant la filiation de ce brouillon. Faut-il supposer que Picasso a composé directement ses poèmes sur la plaque de métal ? Dans ce cas, c’est elle qui constituerait le manuscrit, et les gravures qui en sont issues n’en seraient que des empreintes…

Autre difficulté, autre aporie soulevée par cette gravure. Une rature, nous venons de le dire, peut s’analyser comme une injonction de ne pas répéter, de ne pas reproduire, le mot raturé. Or ici, le mot et sa rature vont se trouver reproduits mécaniquement à de nombreux exemplaires par le tirage de la gravure…

En fait, un certain nombre d’indices, internes et externes, nous permettent d’affirmer qu’il s’agit d’un faux brouillon, et c’est ce qui le rend particulièrement intéressant. Le premier indice nous est donné par les dates. En plus de la date qui figure en tête de chacun des poèmes (« 16 mai xxxvi Paris » et « 18 mai xxxvi »), il y a aussi une date dans le coin gauche de la gravure (20 mai xxxvi), qui est, nous le comprenons, la véritable date de la gravure. Elle joue le rôle d’un embrayeur linguistique, qui relie l’acte d’énonciation verbal et visuel de la gravure au moment de son exécution, au hic et nunc énonciatif. Le deux autres dates miment l’acte de dater un manuscrit au moment de commencer à écrire, mais elles n’ont pas la même force illocutoire. On pourrait dire qu’elles sont en « mention » et non en « usage ». De la même manière, on peut dire que les ratures et toutes les autres caractéristiques iconiques du brouillon, qui apparaissent ici sous une forme quasiment stylisée, sont eux aussi en « mention » et non en « usage »…

Ceci est confirmé par le fait que l’on peut retrouver le véritable brouillon de ces poèmes. (6) Il porte bien les mêmes dates (16 et 18 mai), la même mention du lieu (Paris), les mots sont les mêmes, mais la gravure n’est absolument pas une reproduction du brouillon à l’identique. La disposition est différente, la page porte des poèmes supplémentaires, et surtout les ratures et additions ne sont pas les mêmes. Mais la gravure ne constitue pas pour autant un autre état du poème, une mise au net ou un deuxième brouillon, car il n’y a aucune modification textuelle, et nous pouvons vérifier que toutes les additions de la gravure sont de pseudo additions, faisant mine d’introduire des éléments qui sont déjà présents sur le brouillon.

Nous pouvons donc dire que la gravure de Picasso n’est ni un véritable brouillon (ni un fac-similé de brouillon), ni la reproduction ou l’édition d’un texte. C’est un document qui ne relève tout à fait ni de la critique textuelle, ni de la critique génétique – mais il a cependant beaucoup d’intérêt pour cette dernière. Il s’agit en effet de la réinterprétation plastique, de la stylisation de la composante non-textuelle d’un brouillon. C’est un aspect qui, non seulement n’intéresse pas la critique textuelle traditionnelle, mais qu’elle s’attache à éliminer, puisqu’elle vise à une dématérialisation aussi grande que possible du texte, se proposant de l’émanciper de ses incarnations provisoires fautives. Cet aspect est au contraire au centre de l’interprétation génétique, puisque c’est par l’interprétation des traces matérielles laissées par le processus créateur qu’elle parvient à interpréter l’avant-texte dans toute sa richesse.

La composante sémiotique du manuscrit que Picasso s’est attachée à reproduire ou à mimer reflète la complexité du statut pragmatique de cet objet linguistique très particulier qu’est le brouillon. Pour simplifier et en considérant à l’échelle du document ce qui devrait être analysé à l’échelle de la phrase, voire du trait de plume, et en cristallisant en deux phases distinctes ce qu’il faudrait penser comme une pulsation continue, disons que cet objet a deux versants. Sur l’un d’eux, il peut être considéré comme un texte, fût-il provisoire, porteur de l’exigence de répétition. C’est le brouillon en tant qu’il est destiné à être recopié par l’imprimeur, par un amanuensis ou par l’auteur lui-même. Encore ce dernier cas doit-il être disjoint dans la mesure ou l’auteur s’astreint rarement à une fidélité absolue de copie. Mais sur son autre versant, le brouillon est au contraire espace d’invention. Et invention s’oppose ici à répétition – même si l’invention ne consiste parfois que dans le montage d’éléments antérieurs ; même si l’invention ne peut être recevable (y compris pour l’auteur lui-même) sans être immédiatement intégrée dans une chaîne de répétition ; et même si le projet d’une science de l’invention écrite (que la critique génétique se propose d’être) suppose la recherche de régularités qui ne peuvent qu’émousser la pointe de l’originalité.

(La critique textuelle s’exhorte régulièrement (7) à cesser de parler d’erreurs pour parler d’innovations ; et à considérer que l’histoire de la tradition présente autant d’intérêt que la reconstitution des origines... Mais elle est restée trop longtemps marquée par ses propres origines de philologia sacra pour que cette innovation-là puisse l’emporter réellement. Et quand bien même cette révolution culturelle serait accomplie, il resterait la distinction entre une innovation qui s’ignore et survient comme interférence dans un processus de transmission, et une innovation qui se revendique comme telle (à tort ou à raison). Le travail d’un copiste saoul qui, à partir de l’annuaire téléphonique, aboutirait à un texte aussi innovant que Finnegans Wake relèverait sans doute de la philologie – celui de Pierre Ménard réécrivant Don Quichotte relèverait en revanche certainement de la critique génétique.)

L’espace de l’innovation que ménagent les brouillons est un espace ouvert, (8) parce qu’il est régi par un foisonnement d’injonctions diverses (par opposition au « répétez », commandement unique qui circonscrit l’espace textuel). Ces injonctions ou directives peuvent s’inscrire en toutes lettres dans les marges (voir les manuscrits de Stendhal) ; elles passent parfois à l’intérieur du texte, par accident ou délibérément (chez Ponge, Beckett, Pinget...) ; mais elles restent le plus souvent implicites et il reviendra alors au généticien de les expliciter.

C’est d’ailleurs l’essentiel de son entreprise – l’établissement philologique de l’avant-texte restant pour lui accessoire, ou du moins instrumental, de même que les considérations génétiques demeurent, au mieux, une retombée marginale de l’entreprise philologique. (9) On serait tenté de dire, en filant notre métaphore, que ce travail d’établissement occupe la ligne de crête où se rejoignent les deux versants, mais il faut plutôt parler de ligne de partage, voire de fracture. (10) Stendhal, qui était particulièrement attaché à l’écriture en acte, ne s’y trompait pas : il évoque son désarroi face au processus de retranscription de son oeuvre, son malaise persistant en présence du copiste qu’il appelle (11) « la machine kikop », c’est-à-dire qui copie, mais aussi peut-être qui coupe, en sevrant l’écrit de sa source vive et en l’enfermant dans  l’automatisme de la répétition. Bien que l’écrit « figé » ou « refroidi » (comme disait Stendhal) puisse toujours, à tous les stades, être réinvesti par le travail de l’invention, comme le prouvent surabondamment les dossiers génétiques, notamment ceux des oeuvres de Stendhal lui-même, il y a bien clôture au moins provisoire de la scène de l’écriture. Les grandes croix dont Flaubert ou Joyce barraient leurs feuillets peuvent ainsi s’analyser comme des rideaux qui s’abaissent entre les actes ou en fin de spectacle.


Revenons un instant à l’image de la machine : elle semble s’imposer pour rendre compte de l’activité de copie. A. Dain rapporte l’exemple d’un copiste médiéval…


 … qui reproduisait un manuscrit florentin, un Jamblique, dont le texte, à la suite d'erreurs antérieures, comportait des parties déplacées. Un signe de renvoi indiquait au lecteur qu'il fallait revenir en arrière pour trouver la juste place du morceau égaré. Mais notre copiste, lui, revient en arrière, recommence sa copie au point de suture et la poursuit. Il est fatalement appelé au bout de quelques pages à retrouver la note de renvoi. De nouveau, il retourne en arrière et recommence sa copie. Il aurait pu continuer indéfiniment ce travail de Sisyphe. (12)


On reconnaît là une erreur de boucle, typique de l’informatique et familière à quiconque s’est essayé à la programmation : le brave scribe s’est fait machine, suivant à la lettre, perinde ac IBM, les instructions qu’il rencontrait. Il ne fait d’ailleurs là que pousser un peu trop loin l’attitude idéale du copiste, dont la fonction est de reproduire machinalement, en se gardant surtout d’introduire toute correction personnelle. Le critique textuel, lui, a pour fonction d’introduire des corrections, mais, au moins depuis Lachmann, son idéal est la correction dite « mécanique », résultant d’une procédure rigoureuse et quasi cybernétique de comparaison des branches du stemma et permettant d’éliminer ou de repousser aussi loin que possible le recours au judicium. Les rapports qu’entretiennent le philologue et le copiste par le truchement de l’exemplaire peuvent faire songer au branchement harmonieux de deux machines complémentaires accouplées. (13)

C’est sans doute ce qui explique que la critique textuelle, science vénérable qu’on pourrait croire poussiéreuse, se soit très tôt intéressée à l’informatique et ait essayé d’utiliser des ordinateurs dès l’époque héroïque où il fallait saisir laborieusement les données textuelles en perforant des cartes et bien avant que l’invention des scanners permette d’espérer qu’il en résulterait le moindre gain de temps.

La critique génétique, au contraire, qui a affaire à un jeu d’instructions infiniment plus complexe que le simple « répétez » ne parvenait à s’inscrire dans la logique binaire de l’informatique qu’au prix de simplifications et de renoncements onéreux – jusqu’à ce qu’enfin l’hypertexte électronique permette une organisation des données offrant une multitude d’accès successifs ou concurrents, non limités par des arborescences préétablies, replaçant le dossier génétique dans l’état de suspension énonciative qui est le sien antérieurement à la coupure que marque l’établissement, empirique ou savant, du texte.

Pour finir, s’il fallait malgré tout placer nos travaux d’aujourd’hui sur les nouvelles filiations sous le patronage d’une philologie, plutôt que sous l’invocation de Lachmann, la grande figure de la critique textuelle, je souhaiterais que nous nous placions sous celle de Jean-Pierre Brisset, l’auteur quelque peu paranoïaque de La Grammaire Logique (14) et de La Science de Dieu. (15) En effet, alors que les linguistes-philologues de son époque s’attachaient à ramener toute la diversité des langues à une série de racines communes et à un langage originaire unique tel que l’indo-européen, Brisset invente pour chaque mot de la langue française une multitude de filiations contradictoires qui se réunissent pour former un foisonnant récit fondateur dont chaque élément  renvoie à tous les autres en une circularité débridée et où domine le sexe, le cannibalisme et le coassement des grenouilles. Il fut d’ailleurs amené, chemin faisant, à une découverte sensationnelle : le latin, dont on croyait, sur la foi d’évidences fallacieuses, que le français était issu, n’existe pas – ce qui n’est pas sans rappeler le slogan provocateur de la critique génétique que je rappelai en commençant.


Notas


(1) Il faudrait notamment distinguer entre les différentes traditions nationales, opposer la philologie italienne (voir ci-dessous note 9) ou la textologie russe, proches sur bien des points de la critique génétique, à la textual criticism anglo-saxonne, encore cette dernière comporte-t-elle bien des voies divergentes. Il s’agit ici de distinguer en principe deux attitudes qui peuvent se marier dans la pratique.

(2) Louis Hay, « "Le texte n'existe pas". Réflexions sur la critique génétique », Poétique (62), 1985.

(3) Trois obstacles, toutefois, résistent opiniâtrement, exemples d’une répétition perverse inamendable : la répétition indépendante des mêmes erreurs ; les corrections ou pseudo-corrections introduites par le philologue sauvage qui sommeille en tout copiste ou par les archéo-philologues, humanistes ou même alexandrins, c’est-à-dire l’interruption prématurée des échecs de la répétition ; et la « contamination », c’est-à-dire une répétition transversale parasitant la transmission généalogique.

(4) Nelson Goodman, Languages of Art : An Approach to a Theory of Symbols, Indianapolis, The Bobbs Merrill Company, 1968.

(5) Voir : Pablo Picasso, Écrits, éd. de Marie-Laure Bernadac et Christine Piot, Paris, Gallimard / Réunion des Musées Nationaux, 1989, p. 137.

(6) Ibid., p. 134.

(7) Notamment sous l’impulsion des médiévistes et de classicistes tels que Giorgio Pasquali.

(8) Brouillon est à prendre ici au sens large : tout repentir, fut-il tardif, fut-il postérieur à la publication, brise le cercle de la répétition et instaure à nouveau l’espace de l’invention. Comme le dit si bien Gianfranco Contini, « Una direttiva, e non un confine, descrivono le correzioni degli autori » (« Saggio d’un commento alle correzioni del Petrarca volgare », Varianti ed altra linguistica, Einaudi, 1970, p. 5).


(9) « Ne con la critica [delle varianti] deve essere confusa l’operazione del filologo il quale attenda a riprodurre con esattezza nella loro successione cronologica le fasi della composizione di un’opera, un lavoro strumentale, che ha la sua utilità in se stesso e che potrà poi fornire elementi allo studio del critico o anche rivelarsi del tutto inutile questo alla comprensione di un’opera. » (Mario Fubini, Critica e poesia, Editori Laterza, Bari, 1956, p. 80). Il faut ici reconnaître que certaines déclarations de Contini et de ses disciples de l’école italienne de la critique des variantes semblent situer leurs études génétiques au sein même de la philologie, sans qu’ils paraissent prendre garde à la contradiction qui nous semble si tranchée... Mais il faut aussi rappeler qu’un autre Italien, Giorgio Pasquali, avait introduit quelques années plus tôt des germes de décomposition au coeur même de la philologie italienne en suggérant que certaines variantes de textes classiques, tels que les Métamorphoses d’Ovide, étaient probablement des variantes d’auteur... Remarquons que les « critiques des variantes » proclament une rupture intellectuelle par rapport à la tradition antérieure, rendue possible par l’influence de l’esthétique de Mallarmé et des poètes symbolistes (Contini) ; et revendiquent pour leur « philologie des originaux » une totale autonomie des modèles de pensée et des instruments critiques par rapport à la « philologie de la copie » (Dante Isella). On peut d’ailleurs noter qu’ils parsèment leurs essais de « remarques philologiques », ce qui laisse bien entendre que tout le reste se situe dans un autre champ. Observons enfin que la démarche fondamentale de Contini brillant philologue néo-lachmannien comme de Contini généticien est la comparaison de systèmes de variantes, ce qui l’amène à privilégier délibérément les « variantes substitutives » par rapport aux « variantes instauratrices ». Ainsi il s’attache à montrer que les corrections de l’auteur (ou les variantes du copiste) font système, et à comparer ce système au système original afin de les définir contrastivement. C’est une application magistrale d’une des démarches les plus fécondes de la critique génétique, démarche que tout généticien est sans doute amené à accomplir, intuitivement ou de propos délibéré – mais les études de genèse ne se limitent pas à cela... En s’attaquant aux « variantes instauratrices » les travaux contemporains ont radicalisé la perspective génétique, ce qui peut expliquer que s’imposent à nous des distinctions qui apparaissaient moins nécessaires il y a une quarantaine d’années.

(10) Il suffit de considérer la différence d’attitude à l’égard des oeuvres inachevées, de l'Enéide à Jean Santeuil : ce qui est, pour la critique génétique, une opportunité extraordinaire d'entrevoir l'atelier de l’écrivain, représente pour la philologie un souci, un problème qui ne peut recevoir aucune solution pleinement satisfaisante puisque aucune des variantes n’a reçu l'imprimatur qui initie le processus de la répétition autorisée.

(11) Stendhal, Romans et Nouvelles, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, t. 1, p. 815, note 1.

(12) Alphonse Dain, Les Manuscrits, Paris, Les Belles Lettres, 1964.

(13) Pour tout ceci, voir : Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989.

(14) Paris, 1883, réédité chez Baudoin en 1980.

(15) Paris, 1900, réédité chez Tchou en 1970. Voir la préface de M. Foucault, « Sept propos sur le septième ange ».