Mes souvenirs de Raymond Cantel et d'António Vieira


Anne-Marie Quint

Professeur émérite, Paris III, Sorbonne Nouvelle
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C’est avec beaucoup d’émotion que je prends la parole, car Raymond Cantel est un homme dont j’ai été très proche pendant plus de 20 ans, de 1965 à ses derniers mois de vie. Je tiens d’abord à féliciter les organisateurs de ces journées, Michel Riaudel et Sandra Teixeira en particulier, de cette heureuse initiative qui rappelle aux lusitanistes leur dette à l’égard d’un chercheur consciencieux, d’un professeur stimulant, d’un administrateur scrupuleux, qui a été un pilier des études portugaises et brésiliennes en France. Je les remercie vivement de m’avoir associée à cet hommage.

Lorsque Michel Riaudel m’a téléphoné pour me proposer d’y participer, je lui ai fait observer que même si j’avais longtemps travaillé sous la direction du doyen Cantel, mon intérêt pour la littérature de colportage, ou « de cordel » était resté superficiel. Sur le sujet, j’avais surtout écouté les réflexions de mon maître, sans jamais m’être plongée dans l’étude de ses « folhetos ». Je connaissais mieux à coup sûr ses travaux sur António Vieira. Mais je pouvais apporter un témoignage sur son action à Poitiers et à Paris, puisqu’il m’a fait entrer à l’Université et qu’il a dirigé ma thèse, d’abord à Poitiers, puis à Paris. « D’accord, d’accord pour un témoignage » m’a dit Michel Riaudel, « c’est exactement ce que nous attendons ! ».

Or lorsque je reçois le préprogramme de notre rencontre d’aujourd’hui, je me vois chargée de vous parler du « spécialiste d’António Vieira ». Que faire ? Depuis le temps que je suis à la retraite, non seulement j’ai pris goût à la paresse, mais je ne suis que d’assez loin l’actualité de la recherche sur le père Vieira, qui a connu ces dernières décennies des avancées remarquables, dont plusieurs vont dans le sens souhaité par Raymond Cantel. Je ne me sens donc guère qualifiée pour faire le point sur un sujet pareil. C’est pourquoi je commencerai par vous raconter comment je suis entrée en relation avec l’analyste des sermons du Père Vieira.

Il faut dire que dans les années 1960, alors que bon nombre d’entre vous n’étaient pas encore nés, il n’y avait pas beaucoup de spécialistes des études portugaises en France. Si ma mémoire est bonne, la langue portugaise était enseignée dans 4 lycées et dans quelques universités : Paris, Rennes, Toulouse, Bordeaux, Montpellier, Lyon, Aix et bien sûr Poitiers. Pourquoi à l’Université plus qu’au lycée ? Parce qu’on avait introduit une épreuve obligatoire de portugais à l’oral de l’agrégation d’espagnol. En effet, après 1945, les lusitanistes avaient su convaincre leurs collègues inspecteurs généraux d’espagnol que tout ignorer du portugais quand on prétendait enseigner l’espagnol était une aberration. On peut d’ailleurs considérer que l’inverse est tout aussi vrai. C’est ainsi que nombre d’hispanistes de ma génération ont commencé à l’Université l’étude de la langue portugaise, obtenu dans la foulée une licence de portugais en même temps que celle d’espagnol, et ont fini par devenir spécialistes de cette langue et de la culture qu’elle véhicule. J’ai moi-même suivi ce parcours à Paris, parcours où il n’était pas question de se limiter au Portugal : on s’intéressait « ao mundo que Portugal criou », au Brésil en priorité, et déjà à l’Afrique lusophone. Dans cette aventure, le doyen Cantel incarnait parfaitement l’esprit du lusitanisme français d’alors, remarquable par sa volonté de ne rien négliger de la langue portugaise et des cultures d’expression portugaise.

À la Faculté des Lettres de Poitiers, il enseignait aussi le thème espagnol, auquel il tenait beaucoup. C’était un enseignement « contrastif », comme on l’a dit plus tard, une occasion d’introduire des comparaisons, voire des confrontations, entre les langues française, espagnole et portugaise. Et d’éveiller ainsi l’intérêt pour le portugais. De la langue, on passait à la culture. Du coup, nombre d’étudiants d’espagnol allaient aussi s’inscrire en portugais.

Car le doyen Cantel était un professeur passionnant. Les étudiants n’admiraient pas seulement ses compétences linguistiques en espagnol et en portugais, ils adoraient les anecdotes qu’il racontait sur ses voyages, sur ses rencontres avec des érudits portugais ou brésiliens aussi bien qu’avec des poètes populaires. Quand il parlait des paysages du Nord-Est brésilien, c’était de la géographie vécue : il avait parcouru ces régions, il pouvait décrire les fleuves, les maisons, les habitants du sertão. Ses collègues aussi aimaient travailler avec lui, en particulier les lecteurs ou lectrices portugais et brésiliens.

La première fois que je l’ai rencontré, c’était un peu avant la Noël 1965. Je venais du Mans, mon premier poste en lycée, pour définir avec lui un sujet de thèse. Il m’avait fixé rendez-vous dans sa maison de l’avenue de Bordeaux, à Poitiers, que je connaissais très mal. Vu l’état des routes, je suis partie la veille en train. À mon arrivée à la gare, avec un retard de plus de quatre heures, le verglas était si dangereux qu’aucun taxi n’a accepté de me conduire en centre-ville. J’ai dû grimper à pied les escaliers, en pleine nuit, pour découvrir que la réservation de ma chambre avait été annulée ! On m’a tout de même trouvé un gîte. Heureusement, le lendemain, le verglas avait un peu fondu et notre première entrevue a eu lieu dans son bureau, plein de souvenirs du Portugal et du Brésil : un canapé dont le dossier était un joug sculpté du Minho, des poteries d’Alentejo incrustées de petits cailloux blancs, des statuettes de Vitalino, des tableaux brésiliens, etc. Nous avons parlé d’António Vieira, de mon souhait de travailler sur un sujet littéraire, de préférence sur un auteur bilingue. M. Cantel n’a pas essayé de m’orienter vers le Brésil, qui était déjà au cœur de ses recherches. Il m’a interrogée, conseillée, orientée. Je l’ai quitté en emportant une petite pile de livres, et c’est ainsi qu’ont commencé pour moi des années de vie commune avec Frei Heitor Pinto qui, dans une certaine mesure, peut être considéré comme un précurseur du père António Vieira.
Dès 1967, j’ai été recrutée comme assistante à la Faculté des Lettres de Poitiers, pour enseigner l’espagnol et le portugais. C’est à Poitiers que j’ai vécu les événements de mai 1968. Quand on sait à quel point le doyen Cantel avait horreur des conflits, on peut imaginer le supplice qu’ont été pour lui les mouvements étudiants de cette période : les assemblées générales interminables, les affrontements avec la police, les règlements de comptes entre collègues, etc. Or il a tenu à être toujours présent, s’efforçant de calmer les excités, imposant des tours de parole, veillant à la sécurité de tous. On peut dire qu’il a démontré dans cette crise un sens aigu des responsabilités et assumé sans faiblir son rôle de doyen dans des conditions particulièrement difficiles. Plus d’une fois, son sens de l’humour a fait merveille pour dénouer des situations délicates.

Après les remous et les remaniements qui ont suivi, en 1970, Raymond Cantel a accepté un poste à Paris, où j’ai pu le suivre. La même année, Solange Parvaux nous rejoignait à Paris III, et le recteur Paul Teyssier était nommé à Paris IV. Ceux qui ont connu Solange se rappellent son dynamisme et son dévouement absolu à la cause des Études Portugaises. Le doyen Cantel et le recteur Teyssier l’ont soutenue en toute occasion, au Ministère et à l’Université, tandis qu’elle se dépensait sans compter sur le terrain, en entraînant ses collègues. Grâce à elle, le portugais a pu s’implanter dans de nombreux établissements secondaires en France, dans la région parisienne et en province. Mais c’est aussi grâce à l’action efficace de Cantel et Teyssier qu’a été obtenue la création du CAPES de portugais, puis celle de l’agrégation, des concours bien fragilisés à l’heure actuelle. Mais ceci est une autre histoire. L’important est de rappeler ce que doit à Raymond Cantel le développement des Études Portugaises, Brésiliennes, d’Afrique et d’Asie Lusophones. Il a été un des membres fondateurs de l’ADEPBA, il en a été le premier président.

Il ne négligeait pas pour autant ses activités de chercheur. Je me suis interrogée sur ce qui, chez le père António Vieira, avait pu séduire le doyen Cantel. Bien sûr, il y a en premier lieu la personnalité fascinante de Vieira : c’est un personnage complexe, à la fois habile et ingénu ; conscient de sa valeur, avide de reconnaissance et en même temps capable d’une totale abnégation et parfois d’une humilité touchante. De plus, il est un exemple parfait des liens puissants qui unissent le Portugal et le Brésil, en dépit des violences de l’époque coloniale. Né au Portugal, formé au Brésil, ardemment dévoué aux intérêts de la métropole, déployant une activité missionnaire inlassable au Maranhão : comment ne pas s’attacher à un tel homme ? Et en outre, quel talent ! Et là, c’est à coup sûr le linguiste chez Raymond Cantel qui a été séduit par ce virtuose de la langue portugaise. Je l’ai toujours entendu parler de Vieira avec enthousiasme, et regretter avec humour que ses sermons n’aient pas pu être enregistrés à l’époque où il les prononçait ! Mais tels qu’ils nous sont parvenus, revus après coup, ils donnent tout de même une bonne idée de l’éloquence de l’orateur. De même que les plaidoiries de Cicéron ne nous laissent pas indifférents, même lues en traduction, on perçoit clairement à la lecture des sermons de Vieira sa puissance de conviction, son souffle prophétique, son art de la persuasion.

Quand Raymond Cantel s’est penché sur le style des sermons de Vieira, dans les années 50, il faisait œuvre de novateur. Nul ne discutait le rang qu’occupe le grand prédicateur dans l’histoire de la littérature portugaise aussi bien que dans les débuts de la littérature brésilienne, mais personne ne s’était encore astreint à ce travail méticuleux qui consiste à analyser en détail les procédés d’écriture qu’avait utilisés Vieira pour servir ses intentions apologétiques. Raymond Cantel a été le premier. Quand on voit comment il a travaillé, on a envie de le citer en exemple aux étudiants qui se lancent dans la recherche. Il faut voir avec quel soin il détermine son corpus et critique les éditions qu’il va utiliser, aucune ne lui paraissant vraiment satisfaisante. Quant à ses analyses, elles sont proches de l’exhaustivité, puisqu’il passe successivement en revue le vocabulaire, les faits grammaticaux, les figures de mots, la construction des phrases, les figures de pensée et finalement les images, tout un arsenal d’outils stylistiques d’une redoutable efficacité sous la plume de leur utilisateur, dont il ne faut pas oublier qu’il a été formé par les Jésuites de Bahia selon les règles de la rhétorique classique. Cet examen rigoureux, illustré d’une foule d’exemples minutieusement choisis, peut sembler parfois fastidieux, mais il a été pour moi une révélation. Jamais je n’avais étudié un texte avec une telle précision. Cette lecture a été déterminante dans la définition de mon propre sujet de thèse sur Frei Heitor Pinto, même si mon orientation a été différente.

À la manière de Plutarque, on peut établir un parallèle entre les existences des deux religieux, l’un hiéronymite, l’autre jésuite. La vie de Frei Heitor Pinto, de 1524 ou 25 à 1584, se situe en plein XVIe siècle, tandis que celle de Vieira, de 1608 à 1697, couvre le XVIIe. L’un et l’autre ont été de grands orateurs et des écrivains soucieux d’exprimer leurs convictions de façon juste et claire, dans l’intention d’entraîner l’adhésion d’un auditoire ou d’un public aussi large que possible. L’un et l’autre ont voyagé plus que la plupart de leurs contemporains et ont été marqués par ces voyages. Heitor Pinto a connu les dernières années d’euphorie où le Portugal se constituait un empire mondial, il a deviné le poids excessif de cette charge — accablante pour un petit pays —, assisté à la crise dynastique qui allait mettre fin à l’indépendance de sa patrie, et comme il a pris parti pour le prétendant portugais, cela lui a valu de mourir en exil. Vieira de son côté, après s’être vivement élevé contre l’invasion hollandaise qui menaçait le Brésil, sa première patrie, a pris fait et cause pour la restauration de la monarchie portugaise, au point de rêver d’un Portugal prédestiné à réaliser un cinquième empire du monde. Il a même à coup sûr fait partager son rêve au roi Jean IV. Mais son ouverture d’esprit et sa largeur d’idées d’une part, et son côté visionnaire d’autre part, ont attiré sur lui les foudres de l’Inquisition, et on peut dire que ses dernières années au Brésil apparaissent comme un exil après ses brillants succès au Portugal et en Europe.

On ne peut pousser trop loin ce parallèle, même s’il me sert à préciser que la thèse principale de Raymond Cantel, Les sermons de Vieira : étude du style, a été le point de départ de mon travail sur les images dans l’Imagem da Vida Cristã, les dialogues de Frei Heitor Pinto.

Si la prédication religieuse ne suscite guère de nos jours l’intérêt du grand public, il faut se rappeler qu’à l’époque de Vieira, le sermon était un authentique spectacle et attirait les foules. L’auditoire rassemblait des personnes de toutes les classes sociales. Étudier les procédés rhétoriques d’António Vieira aboutit fatalement à s’interroger sur la réception de sa prédication, et donc à s’intéresser au public qui l’écoutait, en particulier au Brésil : riches fazendeiros, colons besogneux, petits artisans, trafiquants et commerçants, esclaves noirs, indiens des villages administrés par les jésuites. On devine qu’il est tentant de passer de l’observation des techniques savantes de l’art oratoire à l’observation du profit que peuvent en tirer des auditeurs même peu instruits si eux-mêmes souhaitent s’essayer à la création littéraire. Mais c’est sans doute la thèse secondaire du doyen Cantel, Prophétisme et messianisme dans l’œuvre d’Antonio Vieira, qui constitue la transition entre des recherches sur un prédicateur qui fut un temps lié aux milieux aristocratiques de la cour portugaise au XVIIe siècle et la production populaire des poètes repentistas du XXe.

En effet, Vieira avait été en son temps impressionné, comme on sait, par les Trovas du cordonnier de Trancoso Bandarra, ce poète visionnaire qui avait composé des quatrains prophétiques imprimés dès le XVIe siècle. Ces trovas très populaires avaient beaucoup contribué à renforcer au Portugal le mythe sébastianiste, puisqu’elles prédisaient le retour du jeune roi encoberto, attendu comme le fut la venue du Messie.

On connaît l’importance des croyances messianiques dans le contexte du Nordeste au Brésil, dans les révoltes populaires qui ont marqué l’histoire de cette région au XIXe et même au XXe siècle. Ces thèmes sont présents dans la littérature « de cordel ». D’autres en ont parlé et en parleront mieux que moi. Mais il me semble que c’est là un lien essentiel entre les deux principaux axes de recherche de Raymond Cantel.

Pendant les années où nous avons travaillé côte à côte, d’abord à Poitiers, puis à Paris III jusqu’à sa retraite, il n’a cessé de mettre en valeur de toutes les manières possibles cette expression littéraire considérée jusqu’à lui comme marginale et généralement méprisée par les tenants d’une littérature reconnue comme « officielle ». En cela aussi il a été novateur. À chacun de ses voyages au Brésil, un pays qu’il aimait tellement, il enrichissait sa collection de folhetos. Il en avait fait le thème de ses cours de maîtrise et de DEA. Et son succès était tel qu’en 1974-75, sauf erreur, le groupe d’étudiants de maîtrise de Paris 3 a même composé un folheto dont l’original doit se trouver à la bibliothèque des Études portugaises à la Sorbonne. Il en avait été enchanté. Je l’avais photocopié à l’époque, et j’ai vu qu’il n’avait pas échappé à la sagacité des chercheurs de Poitiers.
La maladie a empêché le doyen Cantel de rédiger l’œuvre qu’il souhaitait consacrer à la littérature « de cordel ». Bien que ses anciens étudiants aient en partie comblé cette lacune, il reste encore de quoi occuper beaucoup de chercheurs. En ce qui concerne António Vieira, Raymond Cantel appelait de ses vœux dans sa thèse une nouvelle édition complète et commentée des sermons et autres œuvres de l’illustre Jésuite. Cette édition est en voie d’être terminée au Portugal, grâce en particulier aux efforts de Margarida Vieira. Il souhaitait aussi la réalisation d’une histoire de l’éloquence sacrée au Portugal, et dans ce domaine, il me semble que les choses n’ont guère avancé.

Mais la recherche continue, et j’espère que dans cette université de Poitiers, dans cette section de portugais que le doyen Cantel avait dynamisée, de nombreux jeunes chercheurs sauront poursuivre son œuvre, avec autant d’enthousiasme que lui.

C’est le plus bel hommage qu’on puisse lui rendre.